La formation professionnelle : plus que l’apprentissage d’un métier
Entretien avec Michel Lugnier, inspecteur général de l’Education Nationale.
La question de la formation professionnelle dépasse la seule notion de la formation à un métier parce qu’elle touche toute l’activité humaine. Avant d’évoquer la façon dont le Ministère s’inscrit dans l’évolution de la formation professionnelle, et plus particulièrement en restauration, abordons les caractéristiques du modèle français de l’enseignement professionnel.
Le modèle français de l’enseignement professionnel
Pour comprendre les choix qui président au modèle français de l’enseignement professionnel, il est nécessaire de convoquer l’histoire de l’enseignement technique. C’est seulement vers la fin du XIXe siècle que sont posées les bases de ce qui deviendra par la suite un enseignement technique élitiste et autonome. L’adoption, entre 1880 et 1882, des grandes lois instaurant l’obligation et la gratuité de l’instruction primaire est l’occasion, pour les partisans de la scolarisation des apprentissages, d’intégrer certains de leurs projets dans la nouvelle législation scolaire. Au-delà du consensus qui s’est dégagé autour d’une scolarisation des apprentissages ne devant concerner que les seules élites ouvrières, la diversité des points de vue sur la mise en place d’un enseignement technique à l’échelle nationale a entraîné de vifs affrontements dont les termes permettent d’éclairer les débats qui accompagnent les réformes actuelles de l’enseignement professionnel. La question centrale porte sur les lieux les mieux appropriés à la transmission des savoirs de métier : écoles professionnelles ou ateliers ? Ces affrontements vont en particulier opposer les représentants du ministère du Commerce, défenseurs d’une culture en phase avec les évolutions techniques et donc d’une immersion rapide dans le monde de l’entreprise, à ceux du ministère de l’Instruction publique pour lesquels la scolarisation des apprentissages est précisément censée éviter un tel ajustement de la formation aux seules conditions du marché du travail.
Il faudra en fait attendre les lendemains du premier conflit mondial pour que l’enseignement technique, placé sous l’autorité du ministère du commerce et de l’industrie au terme de la loi Astier, se trouve rattaché au ministère de l’instruction publique par le biais d’un Sous-Secrétariat d’État à l’Enseignement technique.
Loin d’être anecdotique, ce transfert de l’enseignement technique au ministère de l’instruction publique a fait de la France une exception en ce domaine, tous les pays européens ayant placé l’enseignement professionnel sous le contrôle du ministère chargé du commerce et de l’industrie. Or, le modèle défendu par les promoteurs de l’apprentissage en école à temps plein découle d’un choix politique quant à la mission de l’école professionnelle. Selon eux, celle-ci ne se réduit pas à l’acquisition des savoirs pratiques. Elle ne peut être dissociée d’une éducation civique, morale et humaine car elle repose sur un enseignement qui, dans l’ouvrier, voit l’homme et le citoyen et ne sépare pas la vie de l’atelier de la vie toute entière. Former « l’homme, le travailleur et le citoyen », c’est ainsi affirmer la centralité du travail pour l’individu tout en considérant que l’autonomie acquise par et dans le travail conditionne sa liberté hors du temps de travail en tant que citoyen et, plus largement, en tant qu’être humain. Voilà pourquoi on parle pour le ministère de l’éducation nationale d’enseignement professionnel et non de formation professionnelle, cet enseignement s’inscrivant en premier lieu dans une perspective éducative.
Ces 3 dimensions posent la question des fondements de la scolarisation des apprentis, car c’est bien de cela dont il s’agit lorsque l’on parle des blocs de compétences, de CQP ou de diplômes professionnels. Dans tous les cas, nous devons nous interroger sur la place des enseignements généraux, censés conférer au détenteur de ces certifications une culture générale, humaniste, qui leur permet d’entrevoir une insertion professionnelle future.
De façon concomitante à la réforme de la formation professionnelle portée par la loi relative à la liberté de choisir son avenir professionnel, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a engagé une réforme en profondeur de la voie professionnelle sous statut scolaire. Il a souhaité ainsi faire évoluer en profondeur le système afin qu’il soit plus attractif, réactif, progressif et en phase avec le monde professionnel actuel.
Au-delà de la hiérarchie implicite des enseignements et de la dévalorisation de la voie professionnelle systématiquement convoquées pour expliquer le manque d’attractivité de la voie professionnelle, trois difficultés objectives font obstacle au développement de cet enseignement en France.
La première tient à la représentativité des milieux professionnels. Pour résumer, la profession juge s’il est nécessaire de créer, de supprimer ou de faire évoluer, ou encore d’amender un diplôme, une certification professionnelle. Or, avec le temps, il s’avère qu’il est plus facile de créer que de supprimer. Chacun tient à son diplôme ! Ainsi aujourd’hui, un collégien qui souhaite intégrer la voie professionnelle se trouve confronté à un choix de près de 300 spécialités pour les niveaux 3 et 4. En matière d’information, qui peut se prévaloir de pouvoir donner une information stabilisée et actualisée avec une telle offre de formations ? Pour l’appareil de formation, la question centrale est : à quel moment doit-on spécialiser la formation pour tenir compte des spécificités de l’emploi visé ? Dans un pays, où l’adage « passe ton bac d’abord ! » sert de viatique à l’orientation, la réponse est… pas tout de suite !
La deuxième difficulté tient à la façon dont les diplômes professionnels sont construits. Le référentiel d’activités professionnelles constitue avec le rapport d’opportunité l’une des toutes premières étapes dans la construction d’un diplôme professionnel. Or, celui-ci détermine les activités professionnelles qui seront confiées au détenteur de ce diplôme. On le voit, la représentativité du monde professionnel est ici aussi cruciale car elle détermine la façon dont on pense ces activités qui sont au fondement des diplômes. Or, est-on sûr que ces activités définissent clairement la notion de métier à laquelle nous faisons référence ? Ne sont-elles pas plutôt génériques pour certaines d’entre elles ? N’y aurait-il pas un processus de rationalisation, de diminution de spécialités qui permettrait de répondre de façon plus efficace à la certification des jeunes ? Ce questionnement est d’autant plus crucial qu’en matière de formation, nous sommes confrontés à un double paradoxe. D’une part, il est demandé à l’appareil de formation de se rapprocher de l’entreprise et dans le même temps de développer chez les jeunes, dans un monde digitalisé, les compétences de demain dont tout le monde ignore même la nature. D’autre part, il est fait injonction au jeune d’énoncer un projet professionnel (rapidement si possible !) alors même qu’il est clairement établi qu’il en changera à plusieurs reprises. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que l’urgence pour tout le monde soit… d’attendre afin de différer des choix qui pourraient s’avérer irréversibles.
La troisième difficulté est liée aux caractéristiques propres à ce secteur d’activité de l’hôtellerie-restauration. Celui-ci représente 800 000 salariés, 220 000 entreprises, dont les deux tiers sont de très petites entreprises. Or, d’un côté, une entreprise sur deux ne dépasse pas les cinq années. De l’autre, près des deux tiers des jeunes en emplois n’ont jamais fréquenté une école hôtelière. Dans les deux cas, la seule prise en compte de la dimension technique dédiée au métier est interrogée.
C’est la raison pour laquelle, au regard de ces difficultés, tout en préservant le modèle original de l’enseignement professionnel qui réside dans la complémentarité entre enseignements généraux, enseignements professionnels et périodes de formation en milieu professionnel, nous sommes résolument engagés, avec la profession, dans une refonte complète de l’offre de formation du secteur HR. Il s’agit, au-delà des dimensions techniques, de prendre en compte des considérations sociales, environnementales, citoyennes ou encore liées à la santé… bref autant de dimensions de soutien à la pérennisation des entreprises et de leurs équipes.
Qu’en est-il pour la restauration collective ?
On le voit, la logique pédagogique de l’enseignement professionnel résulte d’un équilibre entre la formation générale, la formation professionnelle et l’environnement économique. Parce qu’elle embrasse toutes les dimensions de la formation, elle doit aujourd’hui pouvoir s’articuler de façon harmonieuse et apaisée avec une offre de titres et autres CQP, dont les objectifs sectoriels sont également légitimes, pour peu que des garanties soient données quant au contenu de toutes ces certifications.
Concernant la restauration collective, la difficulté majeure tient à sa représentativité. La commission professionnelle consultative (CPC), en charge de la construction des diplômes, a longtemps fait en sorte que l’on focalise des diplômes essentiellement sur le mode de restauration traditionnelle. Aujourd’hui, il n’est plus possible de faire l’économie des gisements d’emplois qui sont majeurs dans tous les autres modes de restauration.
Toutefois, comme je l’ai dit, il ne s’agit pas de créer des diplômes pour des diplômes. La première question à se poser est : n’existe-t-il pas actuellement une certification qui moyennant certaines adaptations et garanties permettrait de répondre à la problématique ? Dans le cas de la restauration collective, il faudrait par exemple que les représentants de la profession fassent valoir, qu’au-delà de la maîtrise des compétences et savoirs de base pour un cuisinier, compétences certifiées dans le cadre d’un diplôme existant (CAP, BAC…), d’autres dimension du métier doivent être prises en compte, nécessitant alors un apport supplémentaire de formation.
Toutefois, au-delà de la formation, les jeunes demeurent nettement attirés par les métiers de la production culinaire. Si l’on peut se réjouir de cette situation, il nous faut rester attentifs à ce que tous les métiers – notamment ceux de la salle et de l’hébergement – mais aussi toutes les formes de restauration – notamment collective – bénéficient également de la visibilité qu’ils méritent, eu égard aux opportunités qu’ils représentent pour les jeunes en termes de réalisation de soi et d’insertion professionnelle.
En développant la capacité à s’orienter des jeunes, c’est en fait le développement chez lui d’une estime de lui-même qui le conduise à s’autoriser à faire certains choix et à ne pas s’interdire certaines voies de la réussite (formations, métiers). C’est à la fois la prise de risque et le statut de l’erreur que nous tentons de faire évoluer, au sein du système, en décloisonnant les formations et en rendant les choix réversibles. Bref ! Il s’agit de créer les conditions nécessaires à l’expression d’une pluralité d’itinéraires organisés et sécurisés d’acquisition de connaissances et de compétences.
Ce faisant, c’est aussi une façon de développer chez eux une réflexion sur les techniques, sur les organisations… afin de développer leur sens critique.
Pour y parvenir, nous avons besoin de travailler, avec la profession, sur les représentations, sur les préjugés qui entourent encore trop souvent les métiers et les formations. Certaines tiennent aux conditions de travail ou encore à la rémunération. Il ne m’appartient pas, ici, de me prononcer sur ces aspects. D’autres, en revanche, renvoient à des perceptions souvent très éloignées de ce que sont ces métiers et ces formations sur lesquelles nous pouvons ensemble agir.
Michel Lugnier
Économiste de formation, Michel Lugnier est inspecteur général de l’éducation du sport et de la recherche, groupe économie-gestion en charge de la filière hôtellerie-restauration. Titulaire d’un DEA en « Évaluation et comparaison internationale en éducation », d’un doctorat en sciences de l’éducation (qualifié 70ème section, IREDU-Université de Bourgogne), il a occupé diverses fonctions en lien direct avec l’orientation (IEN-IO, CSAIO-DR) ainsi qu’en cabinets ministériels. Il est l’auteur de plusieurs rapports rendus publics consacrés à l’orientation et à l’enseignement professionnel.